Le déplacement forcé et le développement urbain en Egypte

Cet article de l’auteur Ibrahim Ezz Eldin, publié en arabe par le “Tahrir Institute for Middle East Policy”. Pour lire le texte original, cliquez ici.

Pendant ma documentation sur les opérations de déplacement forcé des habitants du quartier “Al-Madabegh” un quartier pauvre du Caire, j’ai écouté les paroles des habitants qui débordaient d’amertume et d’humiliation, ce n’était jamais la brutalité d’expulsion de leurs maisons qui était la plus douloureuse, mais la scène des forcé de la police accompagnée de camions à ordures, leur demandant de mettre leurs affaires dedans, qui a écrasé leur dignité. Donc, je les ai écoutés quand ils disaient que le gouvernement nous traite comme des ordures. Ces mots ne reflétaient qu’un sentiment d’humiliation, a cause de la politique du gouvernement en matière de traitement avec la population. J’ai vu cette scène lors de la documentation de l’évacuation du quartier “Al-Madabegh” en 2019, mais la même description s’applique à des dizaines, voire des centaines, de déplacements forcés sous prétexte de “développement” continu dans les villes égyptiennes depuis au moins dix ans.

Le processus de planification dépend principalement de l’idée de « Pour Qui Planifions-Nous ? ». La repose à cette question se concentre sur les éléments du processus de planifier que sont les études enivrements, les études sociales, les études économiques, etc.

Considérer les évacuations forcées des habitants de leurs maisons comme une question éphémère que les victimes oublieront avec le temps est une simplification excessive d’un problème ayant des répercussions profondes, négligé par le gouvernement égyptien, intentionnellement ou par inadvertance. Les effets négatifs de cette politique se manifestent sur trois axes principaux : d’abord, en termes de législations et de lois égyptiennes ainsi que des traités internationaux, quant à l’établissement de principes de l’État de droit de manière équitable et efficace. Ensuite, du point de vue du citoyen qui, jour après jour, réalise que sa vie et sa stabilité sociale n’ont aucune valeur face aux intérêts du gouvernement, ce qui conduit au troisième facteur, à savoir l’érosion de la légitimité populaire du pouvoir politique égyptien, ouvrant ainsi la voie à des troubles politiques et sociaux.

Expulsion et exil à l’intérieur du pays

Au cours de la dernière décennie, le gouvernement égyptien s’est largement engagé dans ses projets de développement urbain, accompagnée de politiques d’imposition de contrôle et de recours à la force, entraînant une augmentation des évacuations forcées des logements et l’expulsion des habitants des quartiers pauvres. Certains d’entre eux ont eu la chance d’être seulement déplacés hors de leur région par le gouvernement, tandis que d’autres, moins chanceux, n’ont trouvé aucun abri, aucun logement alternatif ne leur a été proposé. Les gouvernements égyptiens précédents veillaient à appliquer certaines dispositions légales concernant la fourniture de logements de substitution pour les habitants des zones à démolir, même si ces alternatives étaient inadéquates, ou à les indemniser financièrement, même si les compensations étaient modestes. Cependant, la situation a changé récemment, notamment au cours du deuxième mandat du président Abdel Fattah al-Sissi, et la politique gouvernementale effective s’est transformée en évacuations sans aucun droit.

Récemment, les autorités ont décidé d’évacuer les habitants de la banlieue de “El-Gamil”, située dans le gouvernorat de Port-Saïd, à l’intersection du canal de Suez et de la mer Méditerranée. Cette zone n’est ni délabrée ni informelle, et l’objectif de cette évacuation reste non divulgué. Ces terres avaient été attribuées aux résidents en 1978 par des contrats d’usufruit officiels, permettant à l’une des parties (la province ou les résidents) de mettre fin au contrat sans consulter l’autre partie. Le gouvernorat de Port-Saïd a exploité cette clause pour informer les résidents de la fin de leur contrat et de la nécessité de quitter la région. Plusieurs habitants ont déclaré que le gouvernement ne leur avait proposé aucune alternative de logement ni offert de compensation pour leurs maisons ; ils ont simplement reçu l’ordre de quitter leurs domiciles.

Le manque de transparence caractérisant les actions du gouvernement égyptien dans de telles affaires a alimenté des rumeurs concernant un “investisseur émirati”. Les responsables n’ont pas présenté aux habitants le plan de développement de la zone “El-Gamil”, qu’ils ont habitée et développée pendant plus de quarante ans. Les habitants suspectent, sans confirmation, qu’un investisseur émirati a acheté leurs terres au gouvernement, d’autant plus que l’évacuation coïncide avec l’annonce du projet de développement de Ras El Hekma.

Le Caire et Gizeh, les plus grandes provinces égyptiennes en termes de population et le cœur urbain du pays, ont connu un nombre considérable d’expulsions forcées. Entre 2018 et 2022, environ 10 % de la population a été touchée. La chercheuse Omnia Khalil a recensé l’expulsion de près de 57343 unités résidentielles, abritant environ 2,8 millions de personnes, sur une population totale d’environ 20 millions dans ces deux gouvernorats. Les spéculations sur les raisons de l’augmentation des expulsions dans les villes sont nombreuses, mais la raison principale semble être l’exploitation à des fins d’investissement de ces zones. En effet, de nombreux quartiers pauvres et informels sont situés dans des emplacements stratégiques où la valeur foncière est élevée.

L’un des cas les plus emblématiques d’évacuation forcée, commencé il y a sept ans et toujours en cours, est celui de l’île de Warraq. Cette île, située au milieu du Nil à Gizeh, a fait l’objet d’un conflit historique sur les droits fonciers de ses habitants, depuis l’époque de Hosni Moubarak jusqu’au régime actuel d’Abdel Fattah al-Sissi, qui a déclaré en 2017 que les habitants étaient des occupants illégaux. Les protestations et manifestations des habitants contre leur évacuation se poursuivent, malgré le blocus imposé par les autorités, la fermeture de l’unique accès terrestre à l’île et les pressions exercées, y compris des offres financières aux chefs de famille ou des arrestations de membres de la famille en échange de l’abandon des terres.

En dehors des grandes villes, la ville de Rafah, en Égypte, a vécu l’une des expériences les plus brutales en matière de traitement des habitants, dans le but d’évacuer la zone pour établir une zone tampon à la frontière égypto-palestinienne, particulièrement après une attaque terroriste contre une unité de l’armée égyptienne en 2014. Human Rights Watch a documenté la démolition d’au moins 3255 bâtiments entre mars 2013 et août 2015, signalant que certains habitants ont été contraints de partir en 48 heures, que six écoles ont été détruites sans fournir d’alternatives éducatives, et que des chiens ont été lâchés sur certains habitants pendant l’évacuation.

Bien que les évacuations forcées se soient intensifiées sous la présidence actuelle d’Abdel Fattah al-Sissi, ces pratiques ne sont pas nouvelles dans le système égyptien. Sous la présidence de Hosni Moubarak, de nombreux cas d’évacuations forcées ont également eu lieu, notamment après l’effondrement du rocher d’al-Duweiqa et la création du Fonds de développement des bidonville, qui a classé ces zones selon leur dangerosité. Ainsi, les habitants des quartiers pauvres ont été condamnés à l’expulsion et à la relocalisation hors de leurs zones natales, sans avoir voix au chapitre concernant leur sort.

Autorité parentale

L’approche paternaliste adoptée par le gouvernement dans ses projets de développement peut être interprétée comme un reflet de la gouvernance militaire, où les soldats ne sont pas autorisés à discuter les ordres. Ainsi, le citoyen devient comme un pion sur un échiquier, déplacé au besoin ou sacrifié pour assurer la survie du roi.

À travers les cas d’évacuations que j’ai documentés entre 2016 et 2019 dans des zones telles que Nazlet El-Semman et Al-Madabegh, j’ai observé que les habitants sont informés des décisions d’évacuation et de relocalisation peu de temps avant leur mise en œuvre, généralement entre 14 jours et un mois. De plus, certains habitants sont omis des listes de recensement et se retrouvent sans abri, contraints de vivre dans la rue.

Outre l’approche paternaliste envers le peuple, le gouvernement domine également le pouvoir législatif. Le Parlement égyptien est devenu une simple chambre d’enregistrement des décisions gouvernementales, dépourvue même de l’opposition symbolique tolérée par les régimes précédents comme un mal nécessaire pour canaliser la colère populaire. Aujourd’hui, l’État égyptien ne semble plus reconnaître même cette forme minime d’opposition ; la majorité parlementaire est désormais absolue et toute dissidence n’est plus permise.

Par exemple, en 2018, le député Gamal El-Shuwaiqi a déposé une plainte auprès du président du Parlement contre la députée Mona Gaballah, l’accusant d’avoir incité les résidents du quartier d’Al-Asmarat, destiné à reloger les habitants des zones informelles, à ne pas payer les loyers convenus. La députée s’est défendue en affirmant qu’elle avait simplement demandé une réduction des loyers pour les adapter aux revenus des résidents.

Plus récemment, le Parlement égyptien a ignoré la demande du député Ahmed Farghaly d’arrêter immédiatement l’évacuation des habitants du quartier d’Al-Gamil à Port-Saïd. Il a relayé le souhait des habitants d’acheter les terrains sur lesquels leurs maisons sont construites aux prix fixés par le gouvernement, et a soumis une interpellation concernant les avis d’expulsion reçus par les habitants sans qu’aucune alternative ou compensation ne leur soit offerte. Cependant, rien n’a été fait et le Parlement n’a émis aucune recommandation à ce sujet.

La loi, un outil entre les mains de ses créateurs

Lors de ma détention et de ma disparition forcée en 2019 dans un centre de détention d’un service de sécurité souverain égyptien, un enquêteur m’a interrogé sur les raisons de mon opposition aux évacuations forcées. J’ai répondu que je soutenais la constitution du pays, qui stipule dans son article 63 que le déplacement forcé est un crime imprescriptible. Il a répliqué en riant sarcastiquement : “C’est nous qui avons rédigé la constitution et nous décidons ce qui doit être appliqué ou non !” Cela m’a fait comprendre comment les autorités traitent la violation de la loi comme un acte banal, voire parfois nécessaire dans la gestion des affaires publiques.

Nous ne cherchons pas à classer toutes les évacuations et démolitions comme des actions injustes à interdire, car les lois locales et internationales permettent évidemment des projets de développement pouvant entraîner le déplacement des populations. Nous demandons simplement l’application équitable de la loi. En Égypte, les opérations impliquant les résidents dans des projets de développement sont régies par des lois internes et des traités internationaux. La loi sur la construction unifiée n° 19 de 2008 est chargée de gérer les zones à redévelopper et leurs habitants. Cette loi précise les méthodes de négociation avec les résidents, différenciant les propriétaires des occupants non-propriétaires, et offre aux propriétaires plusieurs options de compensation ou de traitement selon la loi sur l’expropriation n° 10 de 1990. Quant aux occupants non-propriétaires, ils doivent bénéficier d’un logement ou d’une activité de remplacement, ou recevoir un loyer jusqu’à leur relocalisation.

Internationalement, et conformément à l’Observation générale n° 7 du Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels, les expulsions forcées sont considérées comme une violation du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Les traités internationaux exigent que les États examinent toutes les alternatives disponibles, consultent les personnes affectées, fournissent des recours juridiques et des compensations appropriées, et veillent à ce que les expulsions ne conduisent pas au déplacement des individus ou à la violation d’autres droits humains.

Ainsi, nous disposons d’une constitution qui criminalise les expulsions forcées, de lois qui définissent les mécanismes de négociation et de compensation financière et sociale, et de traités internationaux qui insistent sur la valeur de l’individu et de la famille humaine et leur protection contre le déplacement. Cependant, toutes ces conventions, constitutions et lois restent inappliquées. Premièrement, en raison de la mainmise du gouvernement par la force sans considération pour le citoyen. Deuxièmement, tant que les expulsions et l’usage excessif de la force sont justifiés par le gouvernement et ses médias comme étant dans l’intérêt public, ce qui est utilisé en Égypte sous la loi n° 10 de 1990, comme une solution prête à forcer les habitants de toute zone à quitter leurs terres, comme cela s’est produit dans l’expropriation de 915 parcelles de terrain dans le triangle de Maspero au centre du Caire par décret du Premier ministre au motif de l’intérêt public, pour que le terrain soit transformé en un projet immobilier commercial.

“Récompense du soutien”

“Est-ce là la récompense pour avoir soutenu Sissi et l’armée ?” Cette phrase, et ses variantes, étaient répétées par certains habitants de la banlieue d’Al Gamil alors que les bulldozers détruisaient leurs maisons, exprimant leur déception face à un avenir meilleur qu’ils avaient espéré et rêvé lorsque l’armée, dirigée par le ministre de la Défense Abdel Fattah al-Sissi, avait renversé le président de la République en 2013 et promis de bâtir une nation prospère, juste et équitable.

Pour certains habitants des quartiers pauvres qui avaient été parmi les premiers soutiens de Sissi, ces pratiques ont conduit à une montée des protestations et du mécontentement social. Beaucoup estiment que l’armée les a utilisés comme tremplin pour accéder au pouvoir, puis qu’ils ont été les premières victimes, selon ce que j’ai entendu lors de la documentation de plusieurs expulsions forcées, que ce soit sur l’île de Warraq, dans Al-Madabegh ou à Nazlat al-Samman.

De tels témoignages peuvent affecter la stabilité de tout système politique. Cependant, la dépendance de la relation entre de larges secteurs de la population égyptienne et leur gouvernement sur la force brute plutôt que sur les valeurs de citoyenneté et de participation, voire sur la primauté des intérêts, peut empêcher cela. Il semble que le soutien populaire ne soit pas une priorité pour le régime à ce stade, mais il est indéniable que la baisse de popularité et la dépendance à l’égard de la force excessive et de l’intimidation ne feront que consommer le reste de la confiance entre le gouvernement et le peuple, ce qui entraînera inévitablement une déstabilisation du régime en place tôt ou tard.

D’autre part, ces pratiques jettent une ombre sur le concept de propriété privée dans le pays, ce qui peut avoir de grandes conséquences pour le régime égyptien qui aspire toujours à attirer les investissements étrangers. La répétition des expulsions forcées et des destructions de maisons affaiblit la confiance des investisseurs potentiels, en particulier les petits et moyens investisseurs, dans les garanties légales de protection de la propriété privée. Cela limite l’investissement étranger aux grandes entités, telles que les entreprises et les fonds souverains des pays du Golfe, qui possèdent les capacités financières, l’influence et les relations politiques nécessaires pour garantir leurs investissements.